Quand Aphatie se lâche....

Publié le par tutti 49

Quand Aphatie se lâche, l'économie devient simple, très simple...

Philippe Cohen - Marianne | Dimanche 19 Juin 2011 à 13:09 L'éditorialiste de RTL et de Canal+ s'en prend à un article de Marianne2 sur le protectionnisme. La polémique n'est peut-être pas aussi inutile qu'il le pense...



Jean-Michel Aphatie se montre volontiers favorable au débat public, et on ne peut que l’encourager sur cette voie. Dans son dernier billet de blog (que voici), il s’en prend à un article présentant les résultats d’un sondage Ifop sur le protectionnisme. Par cette apostrophe, qui me concerne un peu, puisque je l'ai assimilé à ces éditorialistes qui récusent tout politique économique alternative, et notamment le protectionnisme : « Sur lequel de mes écrits, de mes propos, de mes billets sur ce blog, Philippe Cohen s’appuie-t-il pour me prêter cette position « légère » à propos du protectionnisme? Sans doute aucun. » Non, cher Jean-Michel Aphatie, il ne faut pas chercher trop loin pour lire votre opposition au protectionnisme, évidente pour qui vous lit attentivement. Voyons cela de plus près.

Je m’explique. Vous dites : « Qu’est-ce qui plombe fondamentalement la compétitivité de l’industrie comme des services en France ? Le poids de la dépense publique. Retour au problème précédent. Nous ne dépensons pas. Nous gaspillons. A structure comparable, voire supérieure, l’Allemagne dépense 1/3 de moins que nous. Résultat d’une étude de l’institut privé Thomas More. Ne vous inquiétez pas, il se trouvera toujours de belles personnes pour vous dire que l’étude est nulle. »
Donc, ce que vous dites en substance dans ce paragraphe – qui fait suite à une longue litanie sur les déficits chroniques depuis 1979, sur l'incroyable niveau des prélèvements obligatoires en France, etc. –, c'est que, pour vous, une seule chose plombe l’industrie française: « le poids de la dépense publique ». Et qui vous écoute sait que cette idée revient sans cesse dans vos interviews. Il y aurait la dépense publique (ou son corollaire la dette), rien qu’elle, et rien d'autre. Rien sur les termes de l’échange entre notre pays et le reste du monde. Rien sur le dumping allemand, qui depuis qu'il est pratiqué outre-Rhin, au milieu des années 2000, place notre pays, mais en réalité toute l’Europe devant le fait accompli d’une quasi-dévaluation de 15% du coût du travail. Rien non plus sur la différence démographique entre les deux pays : une nation dont le taux de fécondité est de 2 enfants par femme doit faire face à d’innombrables dépenses (crèches, écoles, collèges, universités, etc) qui sont épargnées à un pays comme l’Allemagne dont le taux de fécondation est de 1,3. En somme, si l’on veut absolument que la France rejoigne les performances économiques de l’Allemagne, on pourrait choisir d’euthanasier sa jeunesse !

Voilà justement un point qui devrait interpeler Jean-Michel Aphatie : les deux pays les plus performants à l’exportation – la Chine et l’Allemagne – sont justement ceux qui vivent une crise démographique majeure, avec un déséquilibre entre les générations qui va leur éclater à la figure dans les années qui viennent. Or, leur politique agressive, qui permet à leur économie de se développer au détriment des autres grâce à des dumpings monétaires et/ou sociaux, est une façon de constituer des réserves pour affronter ces temps difficiles et inévitables, quand le rapport entre actifs et inactifs aura basculé en faveur des inactifs. Mais c'est une politique de gribouille puisque, en plongeant tous leurs partenaires dans le déficit commercial et public, la Chine et l'Allemagne précipitent une baisse de la demande qui finira forcément par enrayer leur croissance. Les économistes raisonnables le savent : la croissance mondiale ne peut pas supporter durablement un déséquillibre trop fort entre pays exportateurs et pays importateurs.

La dette de la France est un vrai problème qu’il nous faut affronter. Les dépenses publiques, comme Jean-Michel Aphatie le souligne, ne sont pas toujours légitimes, loin de là. Mais on voit bien en Grèce et dans toute l’Europe du Sud qu’une politique économique restrictive rend les pays qui la pratiquent encore plus inaptes à réduire leur déficit : les plans de rigueur adoptés voici trois ans n’ont pas réduit les déficits publics, et c’est bien cela qui inquiète les agences de notation et les marchés. Des gens aussi « rigolos » que l’économiste américain Paul Krugman, ancien conseiller de Bill Clinton, écrivent que « l’austérité est une chimère ». Jean-Michel Aphatie pourra trouver une bonne traduction de son dernier article sur ce thème dans le supplément du Figaro (il est d’ailleurs significatif que ce soit un journal conservateur et non de gauche, qui relaie ce genre de thèse).

La conclusion de tout ceci est simple : quelqu’un qui, comme Jean-Michel Aphatie, résume toute analyse économique à la question de la dette et du déficit publics est de fait opposé au protectionnisme puisqu’il nie tous les autres paramètres de l'action économique: la compétitivité et ses causes, l'équilibre ou déséquilibre des échanges, le poids de la monnaie dans les échanges commerciaux, etc.

L'institut Thomas More, des études objectives ?
Quand Aphatie se lâche, l'économie devient simple, très simple...
À l'appui de son argumentation, Jean-Michel Aphatie cite une étude de l’institut Thomas More. Par une volonté de provocation, il insinue qu’il se trouvera des « belles personnes » pour affirmer que cette étude serait nulle. Loin de moi ce dénigrement, il ne faut jamais sous-estimer ses adversaires. Car il n’est pas inintéressant de savoir deux ou trois choses sur cet institut. Il a pris le nom du philosophe libéral anglais Thomas More, qui fut condamné à mort pour avoir refusé au XVIe siècle le schisme anglican du roi Henri VIII. Schisme qui s’accompagnât au passage de ce que la France mit en place à la révolution : la nationalisation des biens de l’Église catholique… Voilà pour le patronage [1].

L'état-major de l'institut installé à Bruxelles donne bien sa couleur économique. Son délégué général, Jean-Thomas Lesueur, pour ne citer que son principal animateur, a fait ses premières armes à l’Institut Montaigne. Quant aux textes, très nombreux, de ce think-tank, ils révèlent son caractère très libéral, au sens économique du terme. Le protectionnisme y est notamment dénoncé dans de multiples textes de Paul Goldschmidt. L’ancien administrateur de Goldman Sachs International et ancien directeur à la Commission européenne, membre de l’Advisory Board de l’Institut Thomas More, explique ainsi : « La classe politique a l’immense responsabilité de résister à la tentation du repli identitaire et au protectionnisme qui marqueraient la fin de la prospérité et du rayonnement de l’Europe ».

Cité le plus souvent par les tenants du libre échange [2], l'institut tient ses chiffres aux meilleures sources : Eurostat, l'« Insee » de l'Union européenne. En 2007, selon les chiffres donnés par l'institut Thomas More, la France dépense 52,3% de son PIB contre 43,7% pour l’Allemagne. De fait, la France dépense plus que l’Allemagne mais si l’indicateur des dépenses publiques n’est pas le plus utilisé dans les comparaison internationales, c’est qu’il ne dit pas grand-chose. Le tiers de dépenses supplémentaires identifiées par l’institut indique l’intensité de la place de l’État dans l’économie, plus forte en France qu’en Allemagne, pas sa gabegie.
Il peut encore varier par exemple dans des pays où l’État est actionnaire. Dès lors, ses revenus, issus des dividendes qui ne sont pas des impôts, peuvent être dépensés. Les revenus de la propriété (notamment ceux des entreprises publiques) constituent ainsi 10 milliards de recettes pour les administrations publiques françaises. C’est pourquoi certains économistes jugent la comparaison des taux de prélèvements  plus pertinente que celle concernant les dépenses publiques. Et là, les chiffres sont moins impressionnants, même sans tenir compte de la différence de situation démographique et des dépenses qu'elle génère. Selon le même Eurostat, la France prélève 43,2% du PIB contre… 39,4% pour l’Allemagne pour la même année 2007 de référence.
Ces 2,8% de différence donnent-ils  de l’eau au moulin de l'institut Thomas More ? Même pas. Tout comme l’OCDE le concède, la Cour des comptes rappelle que « la dépense publique de protection sociale atteint en France 2 points de PIB de plus qu’en Allemagne (21,8 % du PIB contre 19,8 % en 2008). Plusieurs éléments expliquent cette différence, notamment les champs respectifs de la protection sociale dans les deux pays. Toutes choses égales par ailleurs, la différence du champ de la protection sociale entre les deux pays pourrait donc expliquer jusqu’à 2 points de l’écart de prélèvements obligatoires entre la France et l’Allemagne » [3]. Ainsi sont exclues dans les dépenses de santé et sociales en Allemagne, celles qui transitent par les Églises et l’impôt d’église perçu par l’État, sur la base du « don », donc officiellement non obligatoires, sauf pour qui ceux qui souhaitent baptiser leurs enfants, se marier et être enterrés religieusement (de l’ordre de 10 % des impôts sur le revenu). Voilà qui ramène la différence à 0,8 % de PIB.
L’essentiel de cette différence vient du poids de l’armée : la France consacre 1,8% du PIB à sa Défense, quand l’Allemagne n’en dépense que 1%. Voilà le 0,8% de différence manquant (un oubli étonnant pour cet institut, où on ne compte pas les amis du complexe militaro-industriel: par exemple, Charles Millon ou Marwan Lahoud (EADS) siègent à son conseil d'administration). 

Reste la méthode. Loin d'être attentif à ses adversaires rhétoriques, Jean-Michel Aphatie disqualifie par avance – et de quelle manière – toute discussion critique d'une étude. Drôle de comportement pour qui prétend aimer le débat! En multipliant les insultes à mon endroit, Jean-Michel Aphatie indique à ses lecteurs qu'il ne souhaite pas même prendre le temps de critiquer sur le fond ce que j’écris car ça n’en vaut pas la peine. Je lui retournerais bien le compliment. Mais enfin, ce mépris ne mène pas bien loin.
Il est un éditorialiste influent, il dispose de l’une des émissions les plus écoutées en France, l'interview de 7h50 sur RTL et participe chaque jour également à une émission de Canal+ très regardée. C’est ce qui lui donne tant d’importance (et parfois, hélas, de morgue). C’est aussi ce qui lui donne une sacrée responsabilité. Voilà justement ce que je voulais souligner : il ne se prétend pas journaliste économique, mais cette humilité est une habileté. Car, comme Monsieur Jourdain, il fait de l'économie sans qu'il n'en sût rien, la pire économie qui soit, celle du prétendu bon sens, qui vous exonère des argumentations trop sophistiquées. La France dépense trop, dit-il en substance. Eh bien, que l’État soit géré comme un ménage ou une entreprise (et encore, dans sa version capitalisme familial) ; qu'il ne s'endette jamais, etc. Jean-Michel Aphatie explique très bien le côté lacunaire de ses arguments : « Nommer les choses permet d’avancer plus vite. C’est pas que nous soyons pressés, c’est juste que le temps passe trop vite pour s’ennuyer avec ces contournements qui ne sont que des couardises. »
Le couard salue bien bas le grand éditorialiste.


[1] Canonisé en 1935, il est le saint patron des responsables de gouvernement et des personnalités politiques depuis 2001.
[2] « Dessine-moi un Etat », in Les Echos du 24/05 par Jean-Francis Pécresse, ainsi que par le think tank libéral Ifrap.
[3] In « Les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne », mars 2011, Cour des comptes. Page 46



Publié dans Politique

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